Hybride pop culture
Majestueuse, FKA Twigs enlève ses lunettes s’avance lentement sur scène. Le rideau s’ouvre. Le bruit de la foule en délire se fait entendre tandis que, face caméra, la chanteuse garde une expression impénétrable. Nous sommes dans le clip Cellophane (réalisé par Andrew Thomas Huang, connu aussi pour Utopia de Björk), mais le suspense est réel, car le retour de FKA Twigs, qui vient de sortir son dernier album MAGDALENE ce 8 novembre, est très attendu. Le spectateur familier de son œuvre sait que ce n’est pas seulement la musique de FKA Twigs qui envoûte, mais également ses visuels, oniriques, parfois dérangeants mais toujours grandioses.

« Durant ma vie, j’ai fait de mon mieux pour être la meilleure personne que je pouvais être, cette fois ça n’a pas marché. J’ai dû démolir chaque processus sur lequel j’avais pu m’appuyer. Mais le processus de création de cet album m’a permis pour la première fois, et de la manière la plus vraie, de trouver la compassion quand j’ai été le plus dénuée de grâce, confuse et brisée. »


C'est ce qu'écrit la chanteuse dans un communiqué de presse à propos de MAGDALENE. Mystérieuse et annonciatrice, cette déclaration s’inscrit dans la continuité de Cellophane, un morceau qui traite de la pression du regard extérieur, de la difficulté de garder le privé pour soi -une allusion sans doute à sa relation surmédiatisée avec Robert Pattinson ces dernières années et à la haine qu’elle a pu susciter à son encontre, mais aussi des lourds problèmes de santé qu’a connu l’artiste récemment ; la ballade au piano, qui laisse place à la voix de FKA Twigs, nous renvoie quant à elle à l’intimité et la mélancolie de Water Me en 2014. Le clip est à l’image de cette intimité mise à mal par le regard public : les flashs crépitent tandis que la chanteuse performe, et tente de fuir, de s’élever loin de la foule, pour chercher ailleurs une autre forme de vérité.
FKA Twigs a toujours travaillé à partir du corps et de ses possibles mutations pour livrer, en collaboration avec des artistes divers, des clips organiques : tête sans corps aux yeux surnaturellement ronds dans Water Me ou bioniques holy terrain avec Futur, éborgnée dans Home With You, corps ligoté par des cheveux dans la mise en scène de bondage dans Pendulum, enceinte dans Glass & Patron... Dérangeants et fascinants, ils nous rendent spectateurs des expérimentations auxquelles la chanteuse se livre sur elle-même, clip après clip. Mais l’importance du corps dans l’univers visuel de FKA Twigs se voit aussi dans les chorégraphies travaillées et exigeantes qui sont mises en scène (il ne faut pas oublier que l’artiste est danseuse de formation) : dans Glass & Patron, les danseurs voguent jusqu’au (presque) disloquement, tandis que dans Video Girl, c’est une danse rituelle et désarticulée que la chanteuse effectue autour d’un condamné à mort.

Les étranges et sublimes mutations du corps chez FKA Twigs : Pendulum et Water Me

Dans Cellophane, c’est par le pole dance que la chanteuse aborde l’angle de la corporalité. Si le monde a pu avoir l’opportunité de découvrir ses talents à la barre dans les différentes vidéos d’entraînement postées sur son compte Instagram ou encore dans l’envoûtant clip d’A$AP Rocky Fuk Sleep, la chanteuse explique :

« Le concept de Cellophane m’est venu pendant que j’écrivais le morceau, plus d’un an avant que nous tournions la vidéo. J’ai donc dû apprendre le pole dance, ce qui est l’une les choses les plus dures que j’ai fait de ma vie.»

Pendant un an, elle s’adonne à un régime d’athlète très strict: cardio, entraînement deux fois par jour, hygiène de vie exemplaire. Ce difficile apprentissage est documenté dans la vidéo Practice, réalisée par AnAkA :
« Je voulais montrer le processus -la répétition, l’entraînement, les moments où ça ne fonctionne pas. Le voyage. »

La performance corporelle majestueuse dans Cellophane

Mettre en scène le corps, oui, mais surtout en faire le support d’un rapport au monde, entre force et faiblesse. Car c’est toujours un corps en lutte que représente la chanteuse, qui a récemment dû subir de nombreuses interventions chirurgicales pour cause de tumeurs utérines : lutte contre les liens qui la retiennent attachée dans Pendulum ou contre la gravité durant la chute où elle se débat follement pendant une minute entière dans Cellophane, lutte devant la caméra ou bien derrière lors de ses difficiles entraînements, le corps chez FKA Twigs est un support que l’on travaille -sans jamais réussir à en gommer les failles. Cette lutte peut se voir dans les costumes que la chanteuse porte, comme dans Video Girl où elle est vêtue d’un étrange masque de combat, ou dans ses chorégraphies, comme dans Pendulum, où ses mouvements ne sont pas sans rappeler par moments un sport de combat gracieux. L’ambiguïté est aussi présente dans Papi Pacify : on ne sait pas trop si les mains autour de la gorge de la jeune femme la caressent ou l’étranglent. Cette ambiguïté du rapport au corps, FKA Twigs l’assume lorsqu’elle parle de Cellophane : « Pour moi, c’est dingue, c’est drôle et ça donne un sentiment de puissance », explique-t-elle en faisant référence au contraste entre la vulnérabilité des paroles et la technique déployée à la barre. Une puissance qu’elle sait aussi mettre en scène, comme dans holy terrain, où elle chevauche un taureau, nue et recouverte d’or.

FKA Twigs, guerrière dans Video Girl, Pendulum ou holy terrain

Mais plus intéressant encore, on remarque que les seules forces avec lesquelles FKA Twigs est en proie au fil de tous ses clips, ce sont les siennes ; le conflit prend alors une tournure de lutte intérieure. Dans Pendulum, ce sont ainsi ses propres nattes qui l’entravent et, en y regardant de plus près, la chanteuse est en fait souvent la seule protagoniste de ses clips, comme dans Two Weeks, où elle se décline en une infinité de petites figures dansantes. Dans Cellophane, cette démultiplication du soi et cette intériorité prennent plus de sens encore, puisque l’artiste rencontre son double bionique (figure angélique ultramoderne), plus pur, plus haut que son être terrestre, qui fait écho au visage étrange que l’on trouvait déjà dans Pendulum. Les décors de ses clips ont des allures de paysage intérieurs et de rêves, qui viennent illustrer les différents sentiments de la chanteuse : espaces neutres ou technologiques aux couleurs froides où elle projette ses émotions, forêt sombre et anxiogène, palace antique et enchanté, désert saturé d’électricité... Les plans sont intimistes et contemplatifs, rapprochés du visage de FKA Twigs, qui offre au spectateur sa vulnérabilité la plus crue.

L’étourdissant dédoublement de l’artiste : Two weeks, Pendulum et Cellophane

À travers ces nombreux avatars, on peut ainsi imaginer que ce que FKA Twigs met inlassablement en scène, c’est sa propre quête identitaire. Les danseurs de Glass & Patron (clip créé pour les Youtube Music Awards) errant dans la forêt, tentent ainsi d’apercevoir leur reflet dans des fragments de miroirs. Comment s’épanouir lorsque l’on est son propre ennemi ou que l’on est pris en tension entre une image publique, idéalisée, et un être privé ? Comment ne pas être un obstacle pour soi-même ? La chanteuse ne donne pas de réponse et se contente de mettre en scène le voyage que représente la quête de soi, comme dans son dernier clip home with you, qui permet au spectateur de l’accompagner dans son métaphorique retour aux sources, auprès d’une figure maternelle vêtue de blanc. Ainsi, FKA Twigs nous interpelle et nous force à être le spectateur d’une intimité et d’une vulnérabilité corporelle qui ouvre sur des questionnements plus profonds et plus personnels.  « C’est pour moi une façon de montrer comment nos expériences, surtout les plus pénibles, vous guident dans votre créativité » explique la chanteuse en parlant de Glass & Patron. 

Entre émancipation et refus de la perfection -la chanteuse détruit la figure bionique ailée qu’elle rencontre, et qui pourrait symboliser sa persona de star au sommet- , cette dernière fait de son corps un miroir de l’âme. On se cherche toujours en soi même : ainsi, la chanteuse accouche de poétiques foulards colorés où suffoquent et respirent en même temps des hommes dans Glass & Patron. Plus encore, ses clips nous rappellent notre inéluctable matérialité : nous sommes des êtres de chair, de désir, de souffrance, et si nous nous élevons parfois vers un idéal plus abstrait, nous retournons toujours, comme la chanteuse recouverte d’argile à la fin de Cellophane ou sur la pochette de MAGDALENE, à la terre à laquelle nous sommes rattachés.

Le retour à la terre nourricière dans la chute dans Cellophane : un décor signé Fiona Crombie, nominée aux Oscars pour son travail pour The Favourite

Martyre matérielle pour le visuel de MAGDALENE, réalisé par Matthew Stone

À une époque où le corps est omniprésent et pris en tension entre libéralisation objétisation, la chanteuse exploite son ambivalence pour mettre en scène notre désir de nous élever et les obstacles que nous rencontrons. « L’histoire que nous avons créée parle de quelqu’un qui tente d’atteindre l’excellence », explique le réalisateur de Cellophane, Andrew Thomas Huang. « On a tous été renversé par un camion à un moment ». Le motif de l’échec dans l’ascension éclate dans ce clip mais s’observe aussi ailleurs : dans Glass and Patron, FKA Twigs est soulevée avec grâce par ses danseurs mais finit sa chorégraphie au sol, tandis que dans Water Me, le mouvement de la caméra effectue une boucle du haut vers le bas. Le message peut sembler pessimiste, car si la chanteuse touche parfois le ciel du bout des doigts, c’est toujours pour mieux retomber ensuite.

Mais avec MAGDALENE et ses visuels, FKA Twigs nous démontre qu’une renaissance est toujours possible, et que c’est en nous-mêmes et en notre propre vulnérabilité que nous trouverons la force de nous reconstruire. Ainsi, de la même manière que c’est grâce à sa propre larme qui l’arrose que la chanteuse peut enfin grandir (
« He said that I was so small/I told him water me », Water Me), les clips de FKA Twigs sont au fond porteurs d’un beau message d’espoir : c’est par notre chute, inévitable, que nous nous élèverons.

La grâce et la quête de soi dans Glass & Patron et home with you

Lena Haque
SOURCES 
Cellophane, réalisé par Andrew Thomas Huang, 2019
Water Me, réalisé par Jesse Kanda, 2014
Two Weeks, réalisé par Nabil, 2014
Video Girl, réalisé par Kahlil Joseph, 2014
Papi Pacify, FKA Twigs and Tom Beard, 2013
Glass and patron, réalisé par FKA Twigs, 2015
holy terrain, réalisé par FKA Twigs et Nick Walker, 2019
home with you, réalisé par FKA Twigs, 2019