Hybride pop culture

Blurred Lines et ses cinquante nuances de misogynie



Les clips réalisent les fantasmes des artistes et répondent aux demandes du public. De plus en plus codifiés, il n’est pas rare d’y retrouver les mêmes schémas narratifs et, surtout, les mêmes personnages archétypaux. Parmi ces personnages, les femmes se sont vu attribuer une place toute particulière. Si dans les clips des artistes masculins, elles sont souvent reléguées au second plan en tant que danseuses hypersexualisées -au mieux, les artistes féminines, elles, ont souvent su se réapproprier cette image pour en faire le support de leur empowerment. Décodage.
Nivellement par le bas :
Image de la femme dans les clips commerciaux

Dans son livre Les Femmes dans les vidéoclips : sexisme et violence, François Baby distingue les clips selon différentes catégories. Son cinquième et dernier genre, qu’il appelle tout simplement la « pornographie », se caractérise par un scénario accompagné d’images explicites de jeunes femmes présentées comme des objets sexuels. La majorité des clips de rap qui existent sur le marché véhicule ce type de représentation et l’image « ultra-érotisée » de la femme se retrouve aujourd’hui dans de plus en plus de genres. Ces images sont loin d’être neutres, car en 2019, les jeunes générations passent de plus en plus de temps devant les écrans et s’éduquent via au moyen des valeurs qu’ils offrent. Plus vulnérables, sans éducation aux médias, ils sont la cible idéale des commerciaux qui leur inculquent une façon d’être tout en les incitant à consommer. En jouant son rôle de média et en diffusant sans relâche et à l’échelle mondiale l’image d’une femme-objet hypersexualisée au corps conforme aux standards de beauté, consentante et soumise à la figure masculine, le clip influence l’équilibre social et les mentalités. 

« Nous constatons qu’à l’heure actuelle l’image des femmes ne fait que se dégrader au sein des clips et, paradoxalement, cette image de la femme, lorsque très érotisée, ne dérange pas les jeunes filles puisque tout au contraire, elles en redemandent. Si les images du corps féminin sont moins érotisées, il y a moins de chances de plaire aux jeunes consommatrices qui cherchent des attitudes, des comportements et des tenues vestimentaires à imiter. Ces scènes de vidéoclip leur permettent de se créer un imaginaire quotidien qu’elles reproduisent, d’une manière consciente ou non, et ce, aussi souvent qu’elles le peuvent. » 

Ainsi, non seulement les clips peuvent participer à l’hypersexualisation de la femme, mais ils contribuent aussi à la banaliser et à l’élever au rang de norme. Le phénomène de sexualisation des jeunes filles décrit plus haut par Myriam Laabadi serait ainisi le résultat de cette éducation basée sur l’apparence physique, à laquelle participe activement certains clips vidéos.

Focus sur un des exemples les plus parlants et les plus dérangeants : le célèbre clip de Blurred Lines, le morceau RnB-Funk du musicien américano-canadien Robin Thicke, en featuring avec Pharell Williams, sorti en 2013. Blurred Lines est une illustration typique de la sexualisation problématique de la femme dans les clips. La réalisatrice américaine Diane Martel voulait y associer deux genres : la satire et l’érotisme. Pourquoi pas, mais à l’écran ça donne quoi ? Trois (très) jeunes femmes incarnant trois types de beauté différents — la blonde délicate (Elle Evans), la brune lascive (Emily Ratajkowski) et la femme noire explosive (Jessi M’Bengue) — sont mises en vitrine, dansent et paradent quasiment nues. Dans la version non censurée du clip, elles ne sont d’ailleurs vêtues la plupart du temps que d’un simple string. Les trois artistes masculins (eux, totalement habillés) les regardent, les caressent et jouent avec elles comme avec des poupées grandeur nature. Niveau occupation de l’espace, les filles dansent entre elles, mais surtout pour les garçons. Du côté des paroles, on découvre la savoureuse prose de l’artiste : la femme à laquelle il s’adresse est ainsi qualifiée « d’animal » que les hommes essayent de « domestiquer », on lui demande de « bouger ses fesses, se baisser, se relever » en « faisant comme si c’était douloureux » et surtout on lui promet de « lui offrir quelque chose d’assez gros pour lui ouvrir le cul en deux ».
Critiqué de façon très virulente, Blurred Lines a immédiatement été taxé de sexisme, alors même que les paroles de la chanson ont été accusées d’inciter au viol. Pas dégonflés, les artistes se sont défendus de toute sexualisation de la femme. Dans une comparaison bien peu subtile de ces dernières avec des statues, Pharell Williams aurait ainsi déclaré : 

« Est-ce que c’est sexiste de se balader dans un musée où beaucoup de statues ont les seins nus ? Les femmes dans cette vidéo ne faisaient rien de sexuel : elles se contentaient de danser. Comme elles avaient les seins à l’air, on a qualifié cela de sexiste. Je ne faisais rien de sexuellement suggestif à aucune de ces femmes, je ne le permettrais pas. » 

Quant à Diane Martel, elle défend son œuvre en expliquant qu’elle a notamment été inspirée par le travail de Helmut Newton, un photographe australien, connu pour ses photographies de mode et de nu féminin. Elle précise ainsi : « J’ai réalisé qu’elles pourraient porter... des chaussures. Cela attirerait l’attention sur le clip et sur les artistes. » Objétisation de la femme délibérée dans l’optique de créer le buzz, alors ? Diane Martel ne répond pas. Pour ce qui est des critiques vis-à-vis de la misogynie du clip, elle s’en défend également : 

« Je voulais aborder les paroles drôles et misogynes d’une manière où les filles domineraient les hommes. Regardez la performance d’Emily Ratajkowski : c’est très, très drôle et subtilement ridicule. C’est ce qui est rafraîchissant pour moi. Ça force aussi les hommes à être joueurs et à ne pas être des prédateurs. (...) Je ne pense pas que le clip soit sexiste. (...)
Je le trouve méta et enjoué. »

 Des paroles qui sont en contradiction avec les déclarations de Robin Thicke lui- même : « Les gens me disent ‘Hey, tu penses que c’est dégradant pour les femmes ?’ et je réponds ‘Évidemment que ça l’est ! Quel plaisir c’est de dégrader une femme. Je n’avais jamais eu l’occasion de le faire. J’ai toujours respecté les femmes. ». Ainsi, dans Blurred Lines, les personnages féminins se font entre autres cracher de la fumée de cigarette à la figure, tirer les cheveux et planter de manière suggestive une aiguille par derrière, avec le hashtag #THICKE (qui fait référence au nom de l’artiste, mais rappelle aussi l’adjectif thick, épais). Le clip ne serait-il alors vraiment qu’une mise en abime innocente de la misogynie ? Ou, malgré les déclarations de la réalisatrice, y contribue-t-il ? Si les clips commerciaux sexualisent à l’extrême le corps féminin, c’est sans l’ombre d’un doute dans les buts d’attirer l’attention du public et de vendre l’artiste. Les dangers liés à l’accessibilité du média-clip résident alors en un basculement possible de sa fonction : de vecteur de communication et support publicitaire, il pourrait devenir un « procédé d’apprentissage ». Quelles valeurs dans ce cas, sont véhiculées et transmises par des images comme celles de Blurred Lines ?

Helmut Newton, Yves Saint Laurent, Vogue France, 1975

Côté français, ce n’est pas tellement mieux. Les paroles des morceaux de rap sont très régulièrement dégradantes et insultantes envers les femmes. Dans les clips, elles semblent avoir été castées dans le seul but d’assouvir l’appétit sexuel du rappeur et d’assoir sa virilité : dénudées et avec des mensurations surréalistes, les femmes sont présentées comme des trophées avant tout. Dans son clip Validée réalisé par Macari (collaborateur régulier de l’artiste mais aussi d’autres rappeurs tels que Youssoupha, Kalash ou encore Kaaris) et sorti en 2015, le rappeur français Booba met par exemple en scène une jeune femme qui apparaît exclusivement en sous-vêtements et mini-short. Repoussée violemment et sans raison apparente par le rappeur Benash, elle va trouver réconfort dans les bras d’un autre homme. 

À la fin du clip, cet amant se révèle être un policier qui se serait servi d’elle pour obtenir des informations sur son compagnon. Booba et Benash sont arrêtés par sa faute. Clip de rap oblige, en parallèle de ce scénario sont insérés des plans d’autres jeunes femmes en maillots de bain qui se déhanchent autour de la piscine de l’artiste. Elles tiennent un parapluie pour le rappeur qui est au téléphone, alors que la caméra effectue des zooms en va-et-vient sur leurs postérieurs. Tout en étant exhibé, le personnage principal féminin est encore une fois paradoxalement blâmé pour sa sexualité.

Si les médias relèvent le manque de subtilité de cette mise en scène, peu dénoncent ouvertement et directement l’objétisation de la femme. Ainsi, les Inrocks le qualifient de « mini film peu finaud mais divertissant (...), comme c’est souvent le cas avec Booba. ».

Femmes accessoires pour Booba dans Validée

Et les femmes dans tout ça ? 
Si de leur côté, les femmes artistes façonnent leur image en s’appropriant la mise en scène de leur corps et en s’amusant des codes de représentation, cela ne va jamais sans faire polémique. Le clip est ainsi devenu étroitement lié à d’autres phénomènes qui découlent de la révolution numérique, tels que le « slut-shaming », une pratique qui vise à humilier une femme pour l’image qu’elle renvoie de sa sexualité en la rabaissant publiquement sur les réseaux sociaux. Pour exemple, on pense à Miley Cyrus qui, en 2013, sort un album en rupture avec son travail passé, dont le sulfureux single Wrecking Ball, réalisé par le photographe Terry Richardson, a secoué la planète entière. La chanteuse apparaît nue se balançant sur une boule de démolition ou encore léchant un marteau de manière suggestive. 

Injuriée, elle est accusée de renvoyer une image dégradante de la femme à ses jeunes fans. Le journal The Independant sous-titre également un de ses articles sur Miley Cyrus « If one thing’s been made starkly evident by this whole debacle, it’s that Miley’s understanding of ‘sexy’ is flawed. » (Si une chose est bien évidente dans tout cette débâcle, c’est que la conception de Miley de ce qui est « sexy » est erronée). L’article précise plus loin : 

« Sa notion de « sexy » (...) ne sera pas à la hauteur de celle des vrais hommes, dont l’expérience leur a appris que ‘sexy’ dans sa véritable définition est un concept plus intriguant et excitant ». 

Si Miley Cyrus continue ainsi d’incarner une sexualité décomplexée, elle reflète aussi le problème du double-standard qui sévit dans le monde de la musique et du clip : les femmes ne peuvent pas se permettre de proposer une définition de la sexualité qui échappe au contrôle masculin ou de produire des contenus semblables à celui des hommes sans risquer les injures, le harcèlement et l’humiliation.

Pour répondre à cela, les artistes féminines s’amusent aussi parfois à détourner ces codes du clip masculin (homme habillé au premier plan, femmes dévêtues derrière lui) à leur avantage : on peut citer Marina and the Diamonds, qui en 2012 dans How To Be a Heartbreaker (réalisé par Marc & Ish) s’amuse au milieu de beaux éphèbes qui prennent leur douche et lui font les ongles, ou encore Lady Gaga, qui en 2011, avec son premier clip Poker Face (réalisé par Kay Ray), se met en scène habillée, symboliquement placée au-dessus d’un jeune homme dévêtu qui n’est là que pour son bon plaisir.

Marina et Lady Gaga et leurs hommes objets

Dernier exemple pour la route avec Nicki Minaj, l’une des artistes les plus polémiques du rap féminin. Ses clips, dans lesquels elle met en scène sa sexualité et joue de son corps, ont fait couler beaucoup d’encre : la rappeuse a souvent été qualifiée de « mauvais exemple pour les enfants », « d’objet sexuel honteux », de « prostituée » ou encore de « mauvaise féministe ». À cela, Nicki Minaj, qui est considérée comme l’une des femmes noires les plus influentes du monde, répond par la dénonciation des stéréotypes sur la femme et des difficultés que rencontre une artiste, noire de surcroît, dans le milieu de la musique dominé par les hommes.

Son clip Anaconda, réalisé par Collin Tilley est sans doute le plus représentatif de cet engagement. C’est aussi celui qui a le plus déchaîné les passions. En mettant en scène les clichés de la représentation de la sexualité féminine dans les clips d’artistes masculins (manger une banane, se déhancher sur un homme passif, se déhancher dans des positions ridicules etc.), Nicki Minaj assume son corps et s’affirme en tant que sujet consentant et fier de sa sexualité face à un homme subjugué – incarné par Drake. Dans un article intitulé « Nicki Minaj’s feminism is not about your comfort zone » (Le féminisme de Nicki Minaj ne parle pas de votre zone de confort), le média féministe Autostraddle félicite le clip pour son audace et rappelle que si l’œuvre de la rappeuse dérange, c’est parce qu’elle « exhale le désir sexuel et non pas la disponibilité sexuelle », devenant ainsi une ode à la réappropriation de la sexualité féminine. Et comme le pointe justement Mychael Denzel Smith, un journaliste noir-américain, « if black women aren’t allowed to own their sexuality, then who does it belong to? » (Si les femmes noires ne sont pas autorisées à posséder leur propre sexualité, alors à qui appartient-elle ?)

En 2019, la femme est toujours omniprésente dans le clip. Pour « couler dans le format clip », rien de tel pour les producteurs et les gros labels que la mise en scène d’une sexualité fantasmée jouant habilement avec les limites de la pornographie. Si les artistes féminines s’emploient à dénoncer ces modes de représentation et font preuve de créativité pour bouger les lignes, elles sont encore trop souvent remises à leur place – en particulier sur les réseaux sociaux et via les nouvelles pratiques du harcèlement en ligne. Il reste donc encore du chemin à faire avant que le clip ne se débarrasse de ses réflexes les plus toxiques. Néanmoins, face aux critiques de plus en plus virulentes de la « femme objet » et à la combativité des artistes féminines, on ne désespère pas de pouvoir montrer un jour aux petites filles des clips aux messages forts qui leur apprennent l’une des leçons les plus fondamentales : leur corps leur appartient.
Margaux Deslandes et Lena Haque
SOURCES 
BABY, François.(1992)
" Les femmes dans les vidéoclips :Sexisme et violence ".
 Pub Québec.
LAABIDI, Myriam.(2004).
" Le langage du corps féminin dans le vidéoclip de rap et la sexualisation précoce des jeunes filles "
 Québec français. n°132. p. 49–51.
JULLIER, Laurent, PÉQUIGNOT, Julien.(2013)
Le clip, Histoire et esthétique.
Paris: Armand Colin.
‘Blurred Lines’ Director Diane Martel Defends Music Video Against Claims Of Misogyny 
Kia Makarechi, HuffPost, 2013

" Booba en mode zouk love dans le clip Validée "
Maxime de Abreu, Les Inrocks, 2015

" Miley Cyrus Halloween costumes and slut shaming "
Jess Denham, The Independant, 2013
" Nicki Minaj’s butt and the politics of black women’s sexuality "
Mychael Denzel Smith, Feministing, 2014