— Tu as commencé ta carrière par la Blogothèque à travers les “concerts à emporter” qui sont des sessions live, comment en es-tu venu au clip ?

La Blogothèque, c’est comme une petite bulle ; c’est une manière intense de rencontrer les artistes. Il y en a avec qui j’ai noué un lien et certains sont revenus en disant “on a kiffé le take away show, est-ce que Colin serait chaud pour faire un clip ?”.

Pour moi, en tant que réalisateur qui, à l’époque, shootait un format quasi documentaire, ça a été une transition assez difficile. Ce qui m’a vraiment aidé à passer le cap, ça a été de m’entourer très rapidement. À la Blogothèque, j’étais réalisateur parce que j’avais une caméra entre les mains et une capacité à réagir, avec un côté presque cinéma expérimental et performatif.
Mais quand on te demande de faire un clip, c’est un autre langage. Au début j’y suis allé tout doucement, j’ai fait des clips en plan séquence ou dans la ville, en essayant de retrouver ce que je faisais avec les concerts à emporter. C’est un truc hyper important, qui est au centre de ce que c’est d’être réalisateur, par opposition à la Blogo où j’étais très seul : découvrir des gens qui allaient enrichir mon univers. Faut pas penser que tu fais tout tout seul, même si c’est bien d’avoir des skills ; j’avais envie d’acquérir un vocabulaire plus large et pour ça il fallait que je sois capable de lâcher la caméra, c’est là où j’ai pu découvrir qui j’étais en tant que réalisateur. Ça a été très flippant pour moi, mais ça a été une étape.

— Que penses-tu du clip en tant qu’objet artistique ?

Tout dépend, car il y a des clips très différents. Certains projets que j’ai fait sont de pures commandes, proches de la publicité, et tandis que pour d’autres , on était vraiment dans une expression cinématographique. Du fait que je vienne de la Blogothèque, mon approche a été façonnée dès le départ par le rapport à l’artiste, ce qui n’est pas le cas de tous les réalisateurs, qui arrivent parfois avec une vision très préconçue de ce qu’ils veulent faire, dans laquelle l’artiste est parfois presque même un obstacle ; pour ma part, je pense que si on veut vraiment considérer le clip comme une forme d’art à part entière, on ne peut pas le séparer de l’artiste, car il est ta matière première. Je réfléchis toujours à l’artiste avec qui je travaille et à ce que je fabrique et construit autour de lui ou d’elle, et à comment je l’incorpore ; ce n’est pas une formalité ou quelque chose qui m’encombre dans mon écriture, c’est un point de départ et ce qui m’excite le plus. Quelle mise en scène j’ai envie de travailler autour de tel ou tel artiste ? Tu ne travailles pas de la même façon avec Yseult, Oxmo Puccino ou Chris et c’est ça que je trouve passionnant. Je vais creuser l’image de l’artiste, me renseigner, relire des vieux articles, discuter avec eux.

Pour moi, le clip n’est effectivement pas juste le support de promotion d’un morceau, c’est vraiment un espace de création, avec une dimension assez onirique. Pour l’écrire, je passe beaucoup de temps à écouter la chanson, je ferme les yeux, je la mets en boucle, je peux l’écouter des centaines de fois…
Il y a vraiment un truc propre au rêve ; je laisse émerger en moi des images et des sensations. Ça se mélange avec la perception que j’ai de l’artiste, et j’y ajoute ensuite beaucoup de références, car le clip est vraiment un endroit où tu peux y réunir tous les arts. Il y a un truc presque magique : très vite, il peut être vu par des millions de gens et circuler partout dans le monde grâce à son format plus court. 


C’est comme rêver à quelque chose puis connecter des millions de gens à ce rêve. Ce n’est pas moins que le cinéma, c’est une forme cinématographique, mais ça peut aussi être autre chose. Le clip a cette capacité à être protéiforme, tu peux en faire ce que tu veux.

— Comment définirais-tu ton esthétique ? Où puises-tu ton inspiration ?

C’est assez dur pour moi de déterminer mon style ; je me rends compte que j’ai plutôt une méthode, qui n’est pas figée et qui évolue.

Le style se crée aussi en réaction. Quand j’ai commencé à faire du clip, j’étais un peu paniqué parce que le fait de plus tenir la caméra me donnait l’impression de perdre mon style. Quand j’écris un clip, je me concentre sur le tournage.
Je sais que j’ai besoin de préserver l’espace de tournage comme espace de création principal ; je ne peux pas me dire que je sais déjà ce qui va se passer. Je pense que c’est un point central de mon style, même si ce n’est pas un marqueur esthétique.

A la place, je répète beaucoup, autant que je peux. Cela me permet de trouver la chorégraphie, et de filmer moi-même au caméscope. J’essaye d’être instinctif et de faire en sorte qu'il y ait un enjeu sur le plateau. Je ne cherche jamais à ce que le film détourne l’attention de l’artiste ; au contraire, l’émotion vient des artistes et de leur performance. Ça fait trois ans que je tourne en pellicule, c’est devenu un marqueur déterminant dans mon travail. Je ne cherche pas à être malin dans mes transitions ; je pense que ma patte a un côté définitivement rétro. De part mes goûts cinématographiques. La pellicule impacte la façon de shooter car tes prises sont limitées dans le temps, et tu sais que chaque prise est précieuse. Il y a une certaine magie à mettre en place un moment et à le capturer en photochimie, à l’imprimer sur du celluloïde, sur une matière qui est vivante…

C’est un peu toute cette conception là du tournage, cette magie et cette spiritualité que j’essaye aussi de mettre en place.
S’il y a quelque chose qui détermine mon style aujourd’hui, c’est peut être ce rapport rituel et romantique au tournage.

— Le décor est presque un personnage de tes clips : il est très construit, presque théâtral, assez épuré.

Il y a clairement un goût de ma part pour la fabrication. Pour le clip de Carla Morrison, je me suis inspiré d’une comédie musicale espagnole de Carlos Saura, El amor bujo ; le film commence par un plan sur la porte du studio qui se referme, puis tu rentres dans le décor, et à partir de là tu n’en sors plus jamais.
Je trouve ça fort de montrer l’envers du décor et de parvenir à émouvoir malgré tout ; on te montre le truc mais la magie opère. Pendant des années,mon terrain de jeu c’était la ville, je n’avais pas le droit à autre chose ; je me souviens de l’émotion que j’ai eu en rentrant dans un studio de cinéma pour un de mes premiers clips, ça représentait tout ce à quoi je n’avais pas accès. Ça reste aujourd’hui quelque chose que j’apprécie ; j’adore montrer les limites du studio, qu’on sente les décors et le côté théâtral. J’adore Fellini, Minelli, les films où on sent le craft, où on sent que le chef déco a passé des heures à peindre, il y a vraiment de la beauté là dedans. Même quand je suis en studio, j’essaye de fabriquer un décor à l’intérieur duquel on peut retrouver un naturel, où des accidents peuvent y arriver. Pour le clip Gone de Charli XCX on est plus proche de l’art contemporain et d’une installation artistique. Une de mes références, c’était le final du défilé Voss d’Alexander McQueen en 2001. J'aimais bien cette idée d’une installation un peu centrale et technique. Pour La Vita Nuova de Chris, on avait l’Opéra National de Paris à notre disposition ; tu arrives, tu marches et tu te laisses juste inspirer. Ce qui est fabuleux dans ce cas-là, c’est que le décor participe vraiment à ton histoire.

— Le corps semble être un élément central dans tes clips, est-ce que c’est un processus conscient ?

Ce n’est pas un processus conscient de ma part mais c’est la suite logique de mon travail, qui a commencé par la mise en scène des artistes en performance, et donc de leurs corps. Au-delà de la musique, il y a quelque chose de l’ordre du corps intemporel, qui traverse les époques et les modes. Je pense à Michael Jackson ou Madonna, qui sont les icônes avec lesquelles j’ai grandi et qui m’ont inspirées. En tant que réalisateur, je trouve ça beau de participer à faire du corps des artistes avec qui je travaille, des sortes de machines surpuissantes. J’échange beaucoup avec les artistes, souvent en profondeur et ça me donne de la matière. C’est un peu un travail de sculpteur, avec la matière qu’ils me donnent, je fais en sorte de sculpter les clips à leur image, la plus belle et puissante possible, parce qu’à la fin ils repartent avec. Ce que je trouve assez magique dans ce travail, c’est de travailler avec des gens qui font rêver et de fabriquer ce rêve avec eux. Quelque chose qui est dur à faire, surtout quand tu es un mec, c’est de faire des clips sur le corps qui ne donnent pas l’impression que tu essaies de donner ta vision de ce qui est sexy. Mon approche n’est pas du tout sexualisante donc j’ai une certaine facilité à travailler sur le corps.

Le corps est politique. Quand le clip Corps d’Yseult est entré en télé, c’était une victoire de se dire que tu peux voir cette femme nue chez toi, dans un bar, chez le coiffeur, pendant 3 minutes. On est dans une société grossophobe, raciste et misogyne donc le fait de pouvoir captiver l’attention du public sur un plan séquence autour d’une femme noire grosse qui s’assume en tant que telle et qui la sublime, c’était évidemment politique. Les commentaires en dessous des clips de Chris sont parfois très toxiques, ils parlent de son apparence, son corps, sa masculinité, disent qu’elle est trop ceci ou pas assez cela. Chris se met en scène comme une vraie pop star en ayant un physique androgyne et je suis très heureux de l’accompagner dans cette démarche et de la mettre en scène. Ca crée des frictions, des réactions et tant mieux.


— Quand on regarde tes clips de Robyn ou d’Yseult par exemple, on ressent ce sentiment de puissance dont tu parles au-delà du côté sexy qu’on pourrait y voir à travers la nudité.

Pour Corps, le clip d’Yseult, c’est elle qui avait envie d’un clip où elle était nue, elle se sentait très à l’aise et savait où elle voulait aller avec cette idée. Pour le clip d’Ever Again de Robyn, c’est l’artiste qui voulait que le costume s’ouvre sur une tenue transparente. L’idée de la nudite vient beaucoup des artistes et de ce qu’elles se sentent capables d’exécuter. Quand j’ai écrit le clip de Robyn, l’idée était de rendre compte du heartbreak au coeur de la chanson, mais aussi de montrer comment tu reprends possession de tes émotions, de ta sexualité. Le clip se déroule sur un terrain isolé, elle est seule entourée de statues et à l’intérieur de ça, elle reprend le contrôle de sa féminité ; c’est pour ça qu’elle se masturbe à la fin sur le sable. Il y a un truc assez puissant, même tragique, là-dedans mais pas du tout sexualisant. On rigole souvent avec mes producteurs sur le fait que le travail de réalisateur c’est 50% de psychologie. Je passe beaucoup de temps au téléphone avec les artistes à parler de choses qui n’ont rien à voir avec l’artistique. C’est comme ça que tu obtiens une certaine authenticité dans le clip malgré les idées, la DA et le stylisme. Dans mon travail, il y a l’idée de vouloir être assez transparent sur les émotions et de parler du corps en le débarrassant du male gaze, de laisser les artistes projeter une image d’eux-mêmes à travers mes outils de réalisateur. C’est important de réfléchir à quelles images on fabrique, quelles images on envoie dans la société. Il y a une volonté consciente de ma part de travailler avec des artistes qui tiennent un discours fort et puissant sur la question du corps, des masculinités et féminités.


— Dans les clips 5 dollars et Gone que tu as réalisé pour Chris on retrouve des éléments de l’univers BDSM et bondage. Est-ce que ça te semble important que ces codes intègrent la pop culture ?

Encore une fois, c’est une idée qui est venue de l’artiste. Chris avait une idée claire de ce qu’elle voulait pour le clip de 5 dollars et je l’ai aidée à la développer. On est partis d’une séquence du film American Gigolo avec Richard Gere. Je trouvais ça intéressant que Chris se mette dans la peau de ce personnage très masculin et le rende plus fluide. Il y aussi l’idée du masque : le personnage porte un harnais sous sa chemise. Ca sous-entend le fait d’avoir plusieurs identités, de devoir se cacher, qu’il ne faut pas se fier aux apparences. C’était plus un clin d'oeil qu’autre chose.

Dans Gone - avec Charli XCX - il y avait l’idée d’une espèce de machine à torture où elles se réveillent et sont attachées, presque à la Saw. Finalement, on est parti sur un hybride entre clip pop et installation. Ce qui est assez étonnant, c’est que quand le clip est sorti il y a eu pas mal d’articles qui ont réussi à cerner et interpréter les différents niveaux de lectures. On a quand même deux femmes attachées à une machine, habillées en mode SM et qui se tortillent ; j’ai eu peur que l’on croit que j’avais cherché à les attacher et les exploiter. Ce qui m’intéressait c’était l’idée de la machine délibérément exploitative qu’elles finissent par faire exploser.


— À propos de Chris, avec qui tu collabores souvent, tu as réalisé un clip étonnamment long - en fait, une suite de clip - pour son EP La Vita Nuova. C’est un projet très ambitieux. Était-ce différent de ton travail habituel pour des clips plus courts ?

La Vita Nuova, c’était une aventure ; je suis allé vers un format qui permet de s’exprimer sur plusieurs chansons. On sortait d’une collaboration sur son deuxième album, on avait fait quatre clips ensemble, on s’est dit qu’il fallait passer à la prochaine étape. Je voyais le potentiel, c’est une performer hors pair. Quand Chris m’a envoyé ses chansons, je lui ai dit qu’on devrait écrire une histoire et faire un court-métrage plutôt que de dépenser beaucoup d’argent sur un seul clip et ne pas pouvoir mettre les autres en image. Il y a moins de budget sur un EP que sur un album, il faut travailler les visuels autrement. Ensuite on a commencé à discuter avec Chris, à échanger des idées, des références, des films. On s’est rendu compte qu'on n'aurait jamais les moyens et la logistique d’avoir 5 décors différents. Il est apparu clairement qu’on pouvait travailler sur un seul décor qui nous offre toutes les options, à partir de là il y a eu un repérage à l’Opéra National de Paris et c’était plié.

Par rapport au travail habituel du clip, ça s’est fait assez naturellement. Il n’y avait pas une rupture nette avec ce que je fais d’habitude. Le travail du script s’est fait step by step, il y a eu une phase d’écriture du scénario pendant laquelle j’ai été pioché dans des scripts de films que j’aime bien ; on voulait quelque chose de mystérieux un peu à la Kubrick, j’ai lu le script de Eyes Wide Shut. La vraie différence avec les clips que je réalise habituellement, qui sont dans la performance, c’est cette écriture narrative sur le long terme. D’habitude, tout se fait dans la précipitation, il faut écrire le clip et tourner le clip très vite. Inversement, on a tourné La Vita Nuova sur deux jours et demi, on a eu une demi-journée pour chaque séquence. J’ai pu me plonger dans mon film, réfléchir aux références, lire de la poésie italienne. Par rapport à un clip où tu es obligé de rester en surface par manque de temps, c’était un vrai luxe d’avoir l’opportunité de passer plus de temps dans cet univers.


— Ce format de clip long est de plus en plus proche du court métrage (on pense aux clips de l’album After Hours de The Weeknd) ou de la série, comme si le clip se cinématographiait. Qu’est-ce que tu penses de cette évolution ?

C’est assez parlant parce qu’aujourd’hui la série est en train de prendre beaucoup d’importance et il y a effectivement cette idée de suivre un personnage à travers plusieurs clips. Il y a aussi l’idée que tu peux frapper plus fort en travaillant tous les visuels d’un coup plutôt que clip par clip, ça donne des univers visuels qui sont plus cohérents, plus construits, qui permettent d’envoyer un message fort. C’est très malin parce que ça permet de travailler une DA plus précise et de dépenser moins d’argent. Le budget reste le nerf du projet, tu es toujours en train de te battre avec pour réussir à faire ce que tu as envie de faire. En mutualisant, tu dépenses plus intelligemment que quand tu tournes des clips séparément.

Il y a aussi Beyoncé, qui a remis au jour le concept du visual album avec Lemonade ou Kanye West, qui l’avait fait avec Runaway. Je pense que le format de clip long découle de ce travail qui a été fait au début des années 2010 ; ces artistes ont participé à créer une renaissance du clip. Ça a vraiment redonné une importance au clip en tant que véhicule pour les chansons et à créer ce sentiment de clip évènement. Quand Beyoncé a sorti son album, les clips étaient presque aussi importants que les chansons. Dans les années 2000, le clip s’est un peu cassé la gueule, il est un peu devenu un objet cheap ou rigolo.
On avait perdu le sens du grandiose, qu’on a retrouvé grâce à des artistes comme The Weeknd plus récemment, qui a complètement ancré son personnage avec les clips d’After Hours. L’image d’un artiste se travaille sur les clips mais pas seulement, c’est aussi des photoshoots, des directions de styling... Aujourd’hui, entre Instagram, Twitter et Tik Tok, on est bombardé de contenus donc la question qui se pose est de savoir comment imprimer une image à l’échelle globale. Le but de ces projets ambitieux en image est aussi d’arriver à connecter avec une audience de plus en plus éclatée, qui consomme de la vidéo à la minute et qui se lasse très vite donc c’est une part importante de la réflexion pour tous ces artistes.